Théâtre du Luxembourg, 1868

Marville : théâtre du Luxembourg, dit Bobino

Théâtre du Luxembourg, dit Bobino. Paris VIe. Janvier 1868.

Version haute définition : 3837 x 2600 pixels.

Marville se trouve rue de Fleurus et photographie le théâtre du Luxembourg, dit Bobino, qu’on est sur le point de démolir.

Les débuts du théâtre du Luxembourg remontent aux années 1810, à une troupe de saltimbanques qui se produisait en plein air, à la grille du jardin du Luxembourg donnant sur la rue de Fleurus. Cette troupe était dirigée par l’amuseur paradiste Bobino (Sain, ou Saix de son vrai nom), concurrent des Bobèche et Galimafré du boulevard du Temple. Grâce à un mécène, M. Daubignos (ou D’Aubignosse), la troupe de Bobino peut louer en 1816 un terrain au coin des rues Madame et de Fleurus, appartenant au café-manège du Luxembourg.

La première salle est fort simple, ressemblant à une vaste grange meublée de banquettes. On y donne deux à quatre spectacles quotidiens d’acrobatie, jonglerie et danse sur corde, précédés de la grande parade de Bobino. Le répertoire évolue vite, agrémentant les numéros d’acrobaties de pantomimes et courtes pièces comiques avec personnages parlants. Souhaitant produire des pièces plus étoffées, le théâtre du Luxembourg se heurte alors à des obstacles administratifs. On dit que le théâtre est poursuivi pour concurrence illégale par l’Odéon, soucieux de ses privilèges et monopole, et est condamné à verser une redevance annuelle de 6000 francs au Second Théâtre-Français, ce qui rendit périlleuse l’exploitation de le salle pour Daubignos. En 1827, un nouveau directeur, Joseph Molé, obtient certaines facilités : “D’après la nouvelle autorisation de Son Excellence le ministre de l’Intérieur, ce théâtre a obtenu, dans les pantomimes et dans les scènes comiques, la faveur d’avoir quatre personnages parlants ; trois seulement peuvent se trouver ensemble en scène.” En 1830, avec l’avènement de la Monarchie de juillet, les entrepreneurs de spectacles sont enfin libres de produire vaudevilles et mélodrames sans entraves quant à la taille de la distribution. Vers 1834, quatre associés, le vaudevilliste Ferdinand de Villeneuve, le comte Henri de Tully, Anténor Joly, futur fondateur du théâtre de la Renaissance, et Nestor Roqueplan, futur directeur des Variétés, de l’Opéra, de l’Opéra-Comique, et du Châtelet, prennent la direction du Luxembourg. C’est à eux que l’on doit vers 1836 la reconstruction intérieure de la salle ; on ne conserve que la toiture et les murs extérieurs. Le toit étant trop bas pour avoir une seconde galerie de loges, le sol est creusé, ce qui revient moins cher qu’une nouvelle toiture. Suivront les directeurs Hostein, puis Tournemine et Alexis Colleuille.

À partir de 1856, le directeur Auguste Gaspari modernise l’équipement de la scène et de la salle, fait construire une nouvelle façade et crée une entrée latérale sur la rue Madame. La jauge est alors de 950 places. C’est Gaspari aussi qui décide que la salle prendrait le seul nom de théâtre du Luxembourg, plus sérieux que celui du paillasse Bobino, mais la dénomination, qui remonte pourtant aux origines de la salle, ne percera jamais. Victor Poupin, dans une courte monographie de 1863 consacrée au théâtre, note : “Sur dix personnes auxquelles vous nommez le théâtre du Luxembourg, cinq, au moins, croient encore aujourd’hui que vous parlez de l’Odéon ou bien d’un théâtre dont elles ignoraient complètement l’existence. Mais prononcez le nom de Bobino, chacun saura que vous désignez la petite salle de spectacle située rue de Madame, près des splendides ombrages du Luxembourg et peut-être alors l’un de vos interlocuteurs vous avouera-t-il, en baissant ingénument les yeux, qu’il y a accompagné quelqu’un, un soir…” Pour le public, la salle a toujours été Bobino, ou familièrement Bobinche.

Plan théâtre du Luxembourg

Détail du plan Andriveau-Goujon de 1867, intitulé “Travaux de Paris - Rive gauche”. En vert, les voies ouvertes de 1852 à 1867 ; en rouge, les voies à ouvrir. Le prolongement de la rue Bonaparte entre les rues de Vaugirard et de l’Ouest était déjà réalisé. [1600 x 1000 px.]

Certains auteurs ont pensé que le théâtre avait été démoli pour le prolongement de la rue Bonaparte (décret du 14 août 1866, prolongement dénommé rue du Luxembourg, puis rue Guynemer). Ce n’est pas le cas. Le prolongement jusqu’à la rue de l’Ouest (rue d’Assas) a été réalisé par retranchement sur le jardin et n’a entraîné aucune expropriation d’immeuble privé. Aucun autre projet de voirie ne menaçait par ailleurs l’existence du théâtre.

La salle, construite de façon légère vers 1816-1817, bien que réaménagée intérieurement à plusieurs reprises (vers 1836 et vers 1856), nécessitait d’importants travaux de modernisation. Entre autres, elle ne répondait plus aux nouvelles réglementations : par exemple, ses portes n’étaient pas d’une largeur suffisante pour une convenable évacuation en cas d’incendie et la Préfecture exigeait d’importants travaux de mise aux normes. Le propriétaire du terrain, qui n’était alors autre que l’Église, ce qui ne manquait pas de susciter l’ironie de certains chroniqueurs, ne souhaitait pas investir dans la salle et laissait l’entier fardeau des travaux à son locataire, Auguste Gaspari.

Vers 1865, l’institution religieuse décida qu’il était temps de se débarrasser de cet insolite patrimoine immobilier, qui ne rapportait que d’insuffisants revenus locatifs compte tenu du quartier qui s’embourgeoisait. Elle souhaite ainsi récupérer le terrain (qui était aussi occupé par un manège côté jardin) à d’autres fins, notamment la construction d’un nouveau Cercle catholique. Ayant informé Gaspari que ses jours sur la rue de Fleurus étaient comptés, la troupe du Luxembourg déménage en septembre 1866 dans un théâtre nouvellement construit, les Menus-Plaisirs (aujourd’hui théâtre Antoine-Simone Berriau, boulevard de Strasbourg). Le bail du vieux théâtre de Bobino courant jusqu’à fin 1867, Gaspari avait alors sous-loué à Jean-François Bartholy, ancien directeur du théâtre Beaumarchais.

Dès la fin du bail, en janvier 1868, le propriétaire reprend la salle pour immédiatement la faire raser, en même temps que les autres constructions occupant le terrain. “De Bobino il ne reste plus que des moellons anonymes : le théâtre et le manège qui y attenait viennent d’être démolis. Sans doute qu’une de ces belles maisons, comme nous les aimons, une maison à six étages, sculptée, frottée, bichonnée remplacera ce pauvre vieux boui-boui où nous avons tous été rire.” (Le Figaro, 8 février 1868.)

De 1868 à 1872, on construit plusieurs bâtiments sur le terrain de 2074 m2 :

1o. Des immeubles au 61, rue Madame (sur l’emprise du théâtre) et aux 108, 110-112, rue Bonaparte (futurs 16, 18-20, rue du Luxembourg, puis rue Guynemer) qui sont destinés en partie à accueillir le Cercle catholique. Cette institution, dénommée plus tard Union catholique des étudiants et Maison diocésaine des étudiants, était vouée à l’accueil et au logement d’étudiants catholiques. Le Cercle catholique, ou Cercle du Luxembourg, avait été fondé en 1841 par l’abbé Desgenettes (1778-1860), curé de Notre-Dame-des-Victoires et avait connu plusieurs domiciles, dont sur la rue Cassette. Il emménage à la place du théâtre vers 1872.

2o. Un immeuble de rapport au 2, rue de Fleurus, faisant coin avec la rue du Luxembourg.

3o. Un établissement hôtelier dépendant du Cercle, au coin des rues Madame et de Fleurus, l’hôtel Belzunce, dénommé en mémoire de l’évêque de Marseille (1671-1755). Cet hôtel est remplacé en 1900-1901 par l’hôtel Perreyve, qui tient son nom d’Henri Perreyve (1831-1865), prêtre catholique et professeur.

Le 18-20, rue Guynemer, sera vendu et remplacé par un nouvel immeuble en 1956. L’immeuble du 61, rue Madame, est vendu par le diocèse en 1999. Je n’ai pas d’information concernant les autres constructions.

Reste à savoir pour quelle raison Marville a réalisé cette photographie. Deux principales hypothèses sont à envisager. L’une est sentimentale, peut-être Marville avait-il un attachement particulier pour ce lieu. La seconde est qu’il s’agirait d’une commande, mais il m’apparaît peu crédible qu’elle fût de la Ville, cette dernière n’étant aucunement concernée par cette opération privée. Les photographies de Marville pour la Ville ont été réalisées par séries de plusieurs photographies, chaque série correspondant à un projet de voirie, et cette photographie n’est rattachable, de près ou de loin, à aucune série (la série la plus proche étant celle concernant le prolongement de la rue de Rennes et ses opérations annexes). Une éventuelle troisième hypothèse, qui me semble moins vraisemblable, serait que Marville ait été pris au piège de la presse de l’époque qui dans certains titres avait évoqué une “opération de voirie” comme raison de la démolition du théâtre, ce qui était erroné bien qu’étant un motif très fréquent, et donc plausible, à l’époque.

Plan théâtre du Luxembourg

Position de Marville. [1600 x 1000 px.]

Datation de la prise de vue : janvier 1868.

No HCThéâtre du Luxembourg. Janvier 1868.
State Library of VictoriaMusée CarnavaletBHVP (négatif)
CARPH000819NV-004-C-0852 (#)
37.1 x 28.538 x 29
1865-18681867-1868

Position estimée