Cabaret du Père Lunette, c. 1908

Cabaret du Père Lunette

Cabaret du Père Lunette. 4, rue des Anglais, Paris Ve. Circa 1908.

Version haute définition : 2400 x 3264 pixels.

Le “cabaret rouge”, un bistroquet, un marigot, un rade, un caboulot, un bouge, un troquet, un zinc, un assommoir, bref… chez le Père Lunette :

Si elle intéresse par cette physionomie maintenue d’antan, la rue Galande attire aussi par l’horrible vie qui l’anime, car elle est le permanent rendez-vous des vagabonds et des filles.

Elle est à peine sortie de la place Maubert qu’elle procrée une ruelle que le passage du boulevard Saint-Germain a réduite, la rue des Anglais, ainsi nommée parce que les écoliers de cette nation, qui possédaient un collège rue du Fouarre, y avaient installé leur résidence. Elle fut encore, si nous en croyons la Description de la Ville de Paris au quinzième siècle, par Guillebert de Metz, le quartier général des couteliers.

Aujourd’hui elle n’a plus aucun caractère et elle ne vaudrait même pas qu’on la citât, si elle ne détenait un réceptacle pour gobe-mouches du banditisme, le cabaret du Père Lunette.

Cet endroit, tant de fois décrit, avec sa devanture écarlate et ses besicles de bois pour enseigne, n’est plus qu’un décor dont les figurants sont de simples poivrots à l’affût du bienfaisant étranger qui leur distribuera du tabac et leur paiera un verre de vin, de vulnéraire, comme ils disent. La salle meublée de tables, de bancs et de tonnes, a des murs décorés de peintures saoules : une femme sans chemise posée sur un dos de poisson et à laquelle on tend une cuvette, puis Cassagnac qui la contemple, Gambetta dont l’œil foudroie avec des jets de lanterne, Plon-Plon les chausses défaites, Louise Michel, tout un ambigu de célébrités un peu rances. Un poète s’efforce d’expliquer en un baragouin de ruisseau les beautés de ces fresques, et un musicien les braille, en grattant le bedon d’une guitare, — ce, après quoi, l’un et l’autre quémandent de la vinasse et des sous. Pour clientèle dans cette petite salle, tannée par la suie des pipes, de jeunes voyous aux yeux vernis et aux lèvres blêmes, de minables filles coiffées de fanchons et chaussées de galoches et surtout un amas de vieilles drogues sur les crânes à clairière desquelles courent des chenilles de cheveux blancs. Soufflées par l’alcool, elles bombent des joues de percaline rose, rayées de rides comblées par des ans de crasse ; elles ont quelque chose de la poupée de carton des enfants pauvres, avec ce teint enluminé et ces traits charbonnés avec un fusain qui s’écrase. Mais quelles poupées sordides ! quels misérables jouets jetés dans un rebut de hardes qui sentent ! Elles gisent, avachies, la tète sur la table, mais l’œil vit, implorant et féroce, ne quittant pas le verre que vous ne buvez point, avançant avec précaution, telles que des chattes, la patte pour s’en emparer, puis la retirant, finissant par demeurer peureusement légales ; et, alors, il sort d’une bouche démolie une voix sourde, lointaine, qui grommelle : « Donne-le-moi, Monsieur, dis ! » — et vous avez à peine acquiescé d’un signe que le verre est bu et que la vieille, apaisée pour quelques minutes, se tait. D’autres se grattent ou s’invectivent dans une langue de bagne, tandis que les jeunes voyous les excitent. Mais ce ne sont là que des querelles sans portée, des amusettes de grand’mères et d’enfants, des liesses familiales. Il y a de tout, dans ce cabaret dont le plancher est un pavé de rue, de tout, sauf de vrais bandits. Ces femmes sont d’impénitentes gouapes, et ces gens qui déclament et qui chantent sont d’inaltérables pochards ; ils se régalent aux frais du passant et touchent encore d’autres profits, car ils cumulent le métier de souteneurs avec celui d’indicateurs de la police, de casseroles. On ne détrousse donc pas chez le Père Lunette les visiteurs ; on se borne à les exploiter et à leur laisser en échange des puces.

Quand on se chourine dans ce bouge, c’est entre soi ; on se saigne entre amis, mais ces scènes se font rares ; il faut généralement, pour qu’on s’assomme, qu’il y ait du sang de versé dans le quartier ; alors les fauves se réveillent chez ces brutes et chacun tire son os de mouton ou son surin ; l’assassinat commis dans un tapis-franc se répercute dans les autres ; le sang qui fume engendre des larves ; elles trépident dans la boue remuée de ces âmes, et sans cause apparente, dans toutes les étables de la paroisse, l’on se massacre.

Il y a de cela deux ou trois ans, ces carambolages de crimes se succédèrent pendant plus de huit jours. Une nuit, un forcené entra chez le Père Lunette, éventra avec un tranchet la petite Flore, l’une des malheureuses les moins répugnantes de ce lieu, se jeta sur la patronne qu’il défonça, tapa dans le tas de gens qui se précipitaient pour la secourir, blessa le chanteur, culbuta le garçon, qui finit cependant par l’abattre en lui écrasant une carafe sur le front.

Ce sang répandu leva ; ce fut dans tous les bouges du quartier une moisson de meurtres. Une bande de cambrioleurs égorgea le servant, le bistro du ChâteauRouge, tandis que Trolliet, le tenancier, tuait à coups de nerfs de bœuf deux des assaillants. En face, chez Alexandre, tous les habitués se ruèrent aussitôt les uns sur les autres, sans que l’on ait jamais su, au juste, pourquoi, — puis le sang sécha et ces folies cessèrent.

À part ces moments où le vent des batailles souffle, il n’y a, je l’ai dit, chez le Père Lunette qu’une réunion de méchants galopins et de mauvaises aïeules ; c’est, en somme, l’endroit du quartier le moins dangereux et le plus bête.

[Joris-Karl Huysmans. Saint-Séverin. Société de Propagation des Livres d’Art. Paris, 1901.]

Paul Schaan

[Paul Schaan (1860-1924). “Rue des Anglais.” Mai 1906. Huile sur toile, 35 x 47 cm. Musée Carnavalet.]

Position estimée

Voir également :

  • 1. Le 11 mars 2015,
    Vingtras

    Visiblement la devanture n'a pas changé, je n'arrive pas sur Street View à voir ce que c'est exactement mais on reconnait la porte et les fenêtres, toujours rouges. https://goo.gl/maps/oKWJs