Le crime de la rue de Turenne

Bertillon : assassinat de la Veuve Bal, 32 rue de Turenne

Assassinat de la Veuve Bal. 32, rue de Turenne, Paris IIIe. 25 mars 1904.

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Les deux importantes contributions d’Alphonse Bertillon, concernant la photographie au service de la police, sont l’invention du portrait d’identité judiciaire moderne et la systématisation de la photographie des scènes de crimes.

Dès 1890, il publie un livre intitulé La photographie judiciaire où il prévoit une proche généralisation de l’usage de la photographie par les policiers quand la technologie le permettra.

Vous trouverez ci-après le récit complet de l’affaire du crime de la rentière de la rue de Turenne, tel que publié dans les colonnes du Petit Parisien. Le journaliste y note que “M. Bertillon a pris plusieurs clichés photographiques du théâtre de ce nouveau crime”. Ce qui lève tout doute quant à l’attribution de ces clichés à Alphonse Bertillon.

Bertillon : assassinat de la Veuve Bal, 32 rue de Turenne

Assassinat de la Veuve Bal. “Projection sur un plan vertical”. 25 mars 1904.

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Une Rentière assassinée

Le Crime de la Rue de Turenne. — Étouffée avec un Tablier. — Une Porte qui s’ouvre à propos. — Le Vol a été le mobile du Crime. — La Victime devait connaître ses Agresseurs. — Les Recherches.

Un crime, qui n’a été découvert qu’hier matin à dix heures, a été commis mercredi soir, entre cinq heures et demie et six heures, dans un bel immeuble portant le numéro 32 de la rue de Turenne, exactement à l’angle de la rue du Foin. Une rentière de soixante-dix ans, Mme veuve Bal, née Jeanne Viallard, originaire de Jureuge, dans le Cantal, a été trouvée morte sur le parquet de sa salle à manger, sans qu’au premier examen aucune marque extérieure de violence ne révélât qu’elle avait été victime d’un attentat criminel. Ce furent les constatations médicales faites sur place qui démontrèrent que la malheureuse femme avait dû être étouffée. D’ailleurs, l’état de l’appartement ne pouvait permettre aucun doute à ce sujet : les coupables avaient laissé des traces suffisamment accusatrices de leur passage et de la sinistre besogne qu’ils avaient accomplie. Tous les meubles avaient été fouillés et leur contenu jeté pêle-mêle au milieu des différentes pièces.

Voici les renseignements que nous avons recueillis sur ce nouveau crime, au cours de l’enquête minutieuse à laquelle nous avons procédé :

Mme VEUVE BAL

Mme veuve Bal, qui vient de trouver une mort si tragique, habitait seule, depuis bientôt vingt et un ans, un appartement situé au deuxième étage de l’immeuble et composé de quatre pièces : deux salons, une salle à manger, une chambre à coucher et les dépendances habituelles : antichambre, cuisine et cabinet de toilette. Elle payait un loyer annuel de 1,400 francs.

Son mari, Frédérice Bal, décédé au mois de février 1895, était l’inventeur et le fabricant des tubes en étain servant à contenir les couleurs à l’huile dont se servent actuellement tous les peintres. D’ouvrier modeste qu’il était, son intelligente invention l’avait mis rapidement sur le chemin de la fortune. Établi au numéro 11 de la rue Saint-Gilles, il réalisa en l’espace de quelques années de si beaux profits, qu’à sa mort, il laissa à sa veuve deux immeubles situés l’un au 125, l’autre au 127 de la rue de Crimée et une maison de campagne 30, rue d’Alsace, à Saint-Maur-les-Fossés.

Mme veuve Bal se trouva en possession de revenus pouvant être évalués à peu près à 35,000 francs. Malgré cette belle aisance, elle vivait dans la plus grande simplicité et s’était toujours refusée à prendre une domestique pour l’aider dans les besognes de son intérieur. Elle n’avait pas même une femme de ménage. Comme on connaissait sa situation fortunée, elle passait dans le quartier pour être quelque peu avare, mais elle ne se souciait guère de la réputation qu’on lui faisait, non sans raison.

Elle avait pris l’habitude de sortir régulièrement chaque soir, vers les six heures, à la tombée du jour, pour aller aux provisions. La plupart du temps, soit en peignoir, soit en caraco, un fichu de dentelle jeté sur sa tête, elle visitait les fournisseurs chez lesquels elle avait des emplettes à faire, rentrait avec son filet abondamment pourvu, s’enfermait chez elle et ne sortait plus. Cette femme, malgré son âge, était très alerte et tenait son appartement avec un soin, une propreté tout à fait remarquables.

Parmi les nombreux visiteurs qu’elle recevait, citons sa fille unique, mariée à M. Prainville, négociant en vins et demeurant non loin de chez elle, 31, boulevard Henri-IV. Mme Prainville, qui avait une grande affection pour sa mère, ne laissait jamais passer plus de trois jours sans venir voir comment elle allait et si elle n’avait besoin de rien. Elle possédait en double les clefs de l’appartement.

DEUX VISITEURS

Mercredi dernier, Mme Prainville était venue passer quelques instants avec sa mère et s’était retirée vers quatre heures et demie. Elle ne se doutait guère en l’embrassant que c’était le dernier entretien qu’elle devait avoir avec elle. Vers cinq heures, une dame d’une quarantaine d’années sonna à l’appartement de Mme Bal. La visite se prolongea une demi-heure. Il était cinq heures et demie quand la vieille rentière, ouvrant sa porte pour reconduire la personne qu’elle venait de recevoir, se trouva en présence de deux jeunes gens qui arrivaient précisément sur le palier à ce moment propice.

Une dernière fois, la visiteuse prit congé de Mme Bal, et, sans faire attention aux deux individus, descendit l’escalier. Mme Bal — cela n’est pas douteux — devait parfaitement connaître les jeunes gens, sans quoi, comme elle avait tout le temps de refermer sa porte, elle n’eut pas consenti à les recevoir. Le concierge, M. Charpentier, dont la loge se trouve au premier étage, s’était bien inquiété de savoir où allaient les deux hommes, étrangers à la maison, et qu’il avait aperçus passant rapidement devant sa porte et vus ensuite gravissant les marches de l’escalier avec une agilité surprenante. Il était sorti sur le palier et avait entendu l’un d’eux faire cette réflexion :

— Mais nous allons trop haut. Nous sommes au troisième et c’est au second.

— Tiens, avait-il pensé, ils vont chez Mme Bal.

À ce moment, la porte de la rentière s’était ouverte et, certain que sa locataire avait introduit chez elle les visiteurs, il était rentré tranquillement chez lui, après avoir salué la femme qui descendait. Une demi-heure plus tard, il vit les deux individus redescendre. Ils passèrent à côté de lui en soulevant leurs chapeaux et en lui souhaitant le bonsoir. Personne alors n’eut le moindre soupçon sur l’affreuse tragédie qui s’était déroulée dans l’appartement de Mme Bal. Aucun bruit suspect, aucun cri n’avait été entendu. La nuit se passa ainsi. Le lendemain matin, le concierge monta à l’appartement de la rentière. Il sonna. Personne ne répondit et, sans s’inquiéter davantage, il glissa sous la porte une lettre à son adresse. Dans l’après-midi, Mme Prainville monta pour voir sa mère. Même silence.

— Avez-vous vu sortir ma mère ? demanda-t-elle.

— Non, répondit la concierge. Mais il se pourrait qu’elle fût descendue sans que je l’eusse vue. C’est à peu près l’heure où elle va faire ses commissions.

Mme Prainville n’avait précisément pas sur elle les clefs de l’appartement. Comme elle avait vu sa mère la veille, elle se retira.

— Vous direz à ma mère que je suis venue et que je n’ai rien de particulier à lui faire savoir. D’ailleurs je reviendrai demain.

Et elle partit.

Hier matin, une nouvelle lettre étant arrivée par le premier courrier à l’adresse de Mme Bal, le concierge monta à l’appartement pour la lui remettre. Il était dix heures environ. Il eut beau sonner, frapper, appeler la porte resta close. Cette fois, pris d’inquiétude, car il était inadmissible que la vieille rentière ne donnât pas signe de vie, il envoya sa femme boulevard Henri-IV prévenir M. Prainville.

DÉCOUVERTE DU CRIME

Le négociant en vin n’était pas encore parti à ses affaires. Il accourut avec sa femme et pénétra dans l’appartement à l’aide de la clef qu’il possédait. Au premier coup d’œil jeté dans le salon, il comprit ce qui s’était passé et pria sa femme d’aller prévenir elle-même le commissaire de police du quartier, M. Guicheteau, afin de lui épargner le douloureux spectacle qu’il avait entrevu.

Il pénétra dans la chambre à coucher ; sa belle-mère n’y était pas. Il traversa les deux salons, ouvrit la porte de la salle à manger et s’arrêta un instant sur le seuil : le corps da la malheureuse femme gisait sur le parquet, la tête tournée vers la fenêtre. Son visage, faiblement éclairé, ne reflétait aucune impression d’effroi ni de terreur. Elle était étendue sur le dos, vêtue d’un caraco en molleton gris, d’un jupon noir, portant des bas noirs et des chaussons. Dans ses cheveux, qui n’étaient pas dérangés, était piqué un peigne en celluloïd.

M. Guicheteau arriva bientôt, et, après avoir examiné le cadavre, téléphona au service de la sûreté et au parquet. Un quart d’heure plus tard, M. Leydet, juge d’instruction, et M. Hamard, chef de la sûreté, accompagné de son secrétaire, M. Join, de l’inspecteur principal Barbaste et de plusieurs agents, se trouvaient sur le théâtre du crime et procédaient à de minutieuses constatations.

Le docteur Courtois-Suffit, médecin légiste, qu’ils avaient amené avec eux, estime que la mort remontait à quarante-huit heures et que Mme Bal avait été étouffée soit avec un tablier bleu qu’on a retrouvé sur la table de la salle à manger, à proximité du cadavre, soit simplement par la pression exercée sur le larynx par la paume de la main. Aucune trace de violence ni de blessure apparente ne fut relevée sur la victime, sauf cependant une légère ecchymose sur le dessus de la main gauche.

M. Prainville fit remarquer aux magistrats qu’une paire de solitaires estimés 6,000 francs que sa belle-mère portait constamment, même la nuit, avaient disparu. Ils lui avaient été enlevés des oreilles avec précaution, car les lobes ne portaient aucune égratignure.

LE CAMBRIOLAGE DES CHAMBRES

Les assassins ont dû éprouver une réelle déception, car ils n’ont pu réussir à ouvrir un coffre-fort qui se trouvait dans l’un des salons, meuble qui affecte la forme d’une commode Louis XV. Les traces de pesées s’y voyaient encore. Ils se sont contentés d’enlever la plaque de marbre qui le recouvrait et de la déposer sur un canapé.

Les autres meubles garnissant le second salon et la chambre à coucher avaient été fracturés et fouillés. La plupart du linge de l’armoire à glace et des objets divers qu’elle renfermait étaient répandus sur le parquet ; le lit avait été complètement retourné, les matelas et le traversin avaient été éventrés, dans l’espoir de découvrir une de ces cachettes comme ont coutume d’en faire parfois les femmes âgées.

Dans leur précipitation à tout jeter à terre, les assassins n’ont pas trouvé la clef du coffre-fort, qu’un des inspecteurs, en procédant aux constatations, a découverte dissimulée entre les plis d’un drap.

Ouvert sur l’ordre de M. Leydet, on a constaté que le contenu du coffre était intact. Le juge de paix du troisième arrondissement fera aujourd’hui l’inventaire des valeurs, des papiers et des objets qui s’y trouvent.

LES RECHERCHES

Jusqu’à présent, on n’est pas encore exactement fixé sur ce que pouvait posséder chez elle Mme Bal, car elle ne faisait de confidences à personne relativement à sa fortune. Sa fille même a déclaré être dans l’impossibilité de faire connaître ce que sa mère pouvait avoir à sa disposition. M. Hamard n’a donc pu s’assurer si les assassins avaient emporté de l’argent monnayé. Il est cependant certain qu’ils ont dû trouver des bijoux, mais sans grande valeur, car Mme Bal, qui était une femme d’ordre, ne laissait traîner rien de ce qui avait une valeur réelle. En somme, le montant du vol paraîtrait, pour le moment du moins, de peu d’importance. On ne sera fixé exactement à ce sujet qu’aujourd’hui, quand M. et Mme Prainville auront fait l’inventaire des objets que possédait leur mère.

Quant aux deux individus, qui sont à n’en pas douter les assassins, on ne possède encore d’eux qu’un vague signalement donné par le concierge.

L’un d’eux, nous a-t-il déclaré, est de taille plus élevée que l’autre. Ils m’ont paru âgés de trente à trente-cinq ans environ. Tous deux étaient convenablement habillés de vêtements de couleur sombre et portaient des chapeaux melon de même nuance. Leur souvenir est tellement imprécis dans ma mémoire que si on les mettait en ma présence je ne pourrais certainement pas affirmer que ce sont eux.

Quoi qu’il en soit, les inspecteurs de la sûreté ont déjà recueilli de précieuses indications qui leur permettent d’espérer qu’avant peu, ils seront sur la trace des coupables. Si le concierge n’a rien vu, d’autres, plus perspicaces que lui, ont donné des assassins un signalement beaucoup plus précis. Les inconnus ont été vus rôdant pendant près d’un quart d’heure dans la rue du Foin. Les recherches de M. Hamard se portent également sur la visiteuse qui sortait de chez Mme Bal, pendant que les deux assassins se disposaient à y entrer. Peut-être pourra-t-elle fournir d’utiles renseignements, car il est probable qu’elle se fera spontanément connaître quand elle apprendra le sinistre drame.

Dans la soirée, le corps de l’infortunée rentière a été transporté à la morgue, où l’autopsie en sera faite aujourd’hui par M. le docteur Thoinot.

M. Bertillon a pris plusieurs clichés photographiques du théâtre de ce nouveau crime.

[Le Petit Parisien, n° 10 011, 26 mars 1904.]

Bertillon : assassinat de la Veuve Bal, 32 rue de Turenne

Assassinat de la Veuve Bal. Le salon. 25 mars 1904.

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Bertillon : assassinat de la Veuve Bal, 32 rue de Turenne

Assassinat de la Veuve Bal. La chambre à coucher. 25 mars 1904.

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Le Crime de la rue de Turenne

Il y aura bientôt trois semaines que Mme veuve Bal, la vieille rentière de la rue de Turenne, fut trouvée assassinée dans la salle à manger de son appartement. Depuis, les recherches du service de la sûreté n’ont pas été interrompues un seul instant, et, nous pouvons dire que M. Harmad est sur le point de toucher au but.

Les éléments recueillis par les inspecteurs de la sûreté au cours de leurs investigations revêtirent tout d’abord un caractère si délicat, qu’ils durent agir avec la plus grande prudence et la plus grande circonspection. Et, sans pouvoir entrer dans de plus amples détails, nous pouvons dire que cette affaire nous réserve la révélation de faits aussi surprenants qu’inattendus.

[Le Petit Parisien, n° 10 033, 17 avril 1904.]

Le Crime de la rue Turenne

Fin de l’Enquête. — Recherches couronnées de Succès. — Les principaux Coupables sont sous les Verrous. — Les Opérations de cette Nuit.

Presque jour pour jour, après deux mois de longues et difficiles recherches, d’investigations patientes et silencieuses, M. Hamard, chef de la sûreté, vient de voir les efforts accomplis par lui pour retrouver les auteurs du crime de la rue de Turenne couronnés de succès.

À l’heure actuelle, les deux individus qui se sont introduits pour tuer Mme veuve Bal, 32, rue de Turenne, la femme qui leur a facilité l’accès de l’appartement, et que l’on connaissait sous la dénomination de « la femme en noir », ainsi que leurs complices, les recéleurs des bijoux volés sont non seulement connus, mais ils ont été arrêtés et sont actuellement au dépôt, à la disposition de M. Leydet, juge d’instruction.

Il y a deux Mois

Les lecteurs du Petit Parisien n’ont certainement pas oublié les circonstances dans lesquelles fut commis, le 25 mars dernier, ce lâche assassinat qui causa une émotion d’autant plus profonde dans le quartier du Marais que la victime y était connue et estimée de tous.

Mme veuve Bal qui restait toute la journée seule dans son appartement et ne sortait qu’à la nuit tombante pour faire ses provisions, avait reçu, vers cinq heures, la visite d’une dame avec laquelle elle s’était entretenue pendant assez longtemps.

Au moment où elle avait ouvert la porte pour prendre congé de la visiteuse, deux jeunes gens s’étaient présentés à leur tour, et, soit par surprise, soit sous un prétexte quelconque, avaient pénétré aussitôt dans l’appartement. Il a été établi d’une façon très nette, par des dépositions de témoins, celle d’une marchande de vins entre autres, Mme Sagnier, dont la boutique est voisine de la maison, que la femme et les deux individus se connaissaient parfaitement, car, pendant plus d’une demi-heure, ils s’étaient entretenus ensemble sur le trottoir, à quelques mètres de la porte d’entrée. Mme Sagnier avait surtout remarqué la femme, parce qu’elle portait des vêtements de deuil.

Cette seconde visite avait duré un peu moins longtemps que la première, et les jeunes gens, bien qu’ayant été remarqués par les concierges et la domestique d’un locataire habitant l’étage au-dessus, avaient descendu tranquillement les escaliers et quitté la maison sans que personne songeât à leur demander des explications.

Ce fut le surlendemain que l’on songea à s’inquiéter de ce qu’était devenue la vieille rentière. Comme elle ne répondait ni aux appels, ni aux coups de sonnette réitérés, on courut chercher son gendre M. Prainville, qui, muni d’une double clef, entra dans l’appartement. Il découvrit sa belle-mère inanimée dans la salle à manger, gisant sur le parquet, la tête tournée vers la fenêtre. Un médecin, le docteur Courtois-Suffit, constata que la mort remontait à quarante-huit heures et que Mme Bal avait dû être étouffée soit avec un tablier trouvé à proximité sur une table, soit par une pression exercée sur le larynx par la paume de la main.

Plus tard, de nouvelles constatations donnèrent à penser que la victime, qui, ce jour-là, avait bu un peu plus que de raison, pouvait avoir succombé tout simplement à une congestion cérébrale, déterminée par la peur.

Cela n’atténue en rien les manœuvres criminelles des deux individus et de la femme, qui, certainement, avait dû, au cours de la conversation, l’engager à vider son verre plusieurs fois, dans le but de l’étourdir. Elle préparait ainsi le terrain à ses acolytes.

Cinq Arrestations

Bien entendu, le vol avait été le mobile du crime. Il avait suffi aux magistrats d’examiner les meubles du salon et de la chambre à coucher pour s’en convaincre. Mais, dans leur précipitation, les assassins avaient négligé d’explorer le coffre-fort. Leur butin avait été maigre, en somme. Ils avaient emporté douze couverts en argent chiffrés, des petites cuillers et une somme peu importante en billets et or.

Au début, les recherches furent d’autant plus difficiles que les inspecteurs se trouvèrent en présence de très vagues signalements, se contredisant pour la plupart les uns les autres. Aucun renseignement précis, aucune indication digne de foi, n’étaient susceptibles de les mettre immédiatement sur la piste des coupables. La capture qu’ils ont opérée hier n’en a que plus de mérite.

Comme nous le faisions pressentir au lendemain de la découverte du crime, c’était dans les anciennes relations de Mme veuve Bal qu’il fallait chercher, car la fameuse « femme en noir », instigatrice de toute l’affaire, connaissait la septuagénaire avec laquelle elle entretenait des relations assez régulières [manque]

Ce fut également l’avis de M. Hamard. Avec une opiniâtreté remarquable, le chef de la sûreté est arrivé à connaître les [manque] de toutes les personnes qui avaient été de près ou de loin, en relations d’amitié ou d’affaires ou d’intérêts avec les époux lorsqu’ils étaient établis 11, rue Saint-Gilles. Il s’était attaché tout particulièrement à dresser une liste complète des anciens ouvriers et ouvrières qu’ils avaient occupés quand ils étaient établis marchands de couleurs.

C’est en procédant, méthodiquement, par élimination, que M. Hamard a trouvé le point de départ de toute l’affaire.

Nous pouvons dire dès aujourd’hui que la femme en noir que nous ne désignerons que sous l’initiale de son nom, P…, est mariée au fils d’un ouvrier qui a travaillé pendant longtemps chez M. Bal.

C’est par cette femme, qui était connue depuis près d’un mois de M. Hamard et qui, sans qu’elle s’en doutât, était l’objet d’une surveillance de tous les instants, que les agents sont arrivés petit à petit, à connaître les noms des deux assassins, les nommés M…. et P… et des individus auxquels ils s’étaient adressés pour la vente des couverts et des bijoux provenant du vol. Ces derniers, qui sont des voleurs de profession, ont été arrêtés cette nuit même. Toute la bande est donc actuellement sous les verrous.

Ce n’est qu’aujourd’hui seulement que l’on connaîtra la véritable identité de ces individus et toutes les phases émouvantes du sombre drame auxquels ils ont été mêlés.

[Le Petit Parisien, n° 10 074, 28 mai 1904.]

Crime de la rue Turenne

Nos Renseignements confirmés. — Comment fut comploté l’Assassinat de Mme Bal. — Une Voisine compromettante. — Les Romanichels de Montreuil. — Sur la bonne Piste. — Les Diamants retrouvés. — Les Aveux du Père Anthelme.

Ainsi que nous l’annoncions hier d’une façon très précise, les deux individus qui, dans la soirée du 23 mars dernier, pénétraient chez Mme veuve Bal, dans l’appartement qu’elle occupait 32, rue Turenne, au moment où une visiteuse en sortait ; leurs complices, la fameuse femme en noir et le négociateur des bijoux volés, sont, à l’heure actuelle, définitivement arrêtés et maintenus, sous mandat de dépôt, à la prison de la Santé, où M. Leydet, juge d’instruction, les a fait écrouer.

On connaît aujourd’hui, par les aveux mêmes de l’un des inculpés, qui n’est autre que le père Anthelme, recéleur de profession, bien connu des milieux interlopes de Montmartre, toutes les phases de cette sombre histoire, que nous pouvons à présent conter dans les moindres détails, sans crainte de commettre une indiscrétion, susceptible d’entraver ou de compromettre les recherches de la justice.

Catherine Bouillon « la Niaise »

Comme nous l’avions dit, au lendemain de la découverte du crime, — et le répétions, hier — c’était évidemment dans les anciennes relations de Mme Bal qu’il fallait que M. Hamard, chef de la sûreté, orientât ses recherches. C’est là qu’il est allé tout de suite, et il a frappé juste.

Toute une bande de gens tarés, vivant au jour le jour, dans des masures en plâtre ou des roulottes de saltimbanques, installées au milieu d’un immense terrain s’étendant de la zone militaire jusqu’à la rue de Saint-Mandé, à Montreuil, complotaient sans qu’elle s’en doutât la perte de la vieille rentière. À dire vrai, ils ne désiraient pas sa mort ; ils en voulaient simplement à ses bijoux et à son argent.

Comment des gens qui habitaient si loin de la rue de Turenne avaient-ils jeté leur dévolu sur Mme Bal ? Une femme, presque une voisine de la vieille rentière, Mme Berr, demeurant 13, rue des Minimes, sut à propos allumer leurs convoitises.

Mme Berr était en relations avec un ménage d’ouvriers malheureux, les époux Pagès, qui, eux, connaissaient bien Mme Bal ; ils avaient été jadis à son service alors qu’elle s’occupait encore de sa maison de commerce de la rue Saint-Gilles.

Parvenus au dernier échelon de la misère, se livrant à d’invraisemblables combinaisons pour trouver de quoi subvenir aux besoins immédiats de cinq enfants dont l’aîné a treize ans à peine, les époux Pagès avaient maintes et maintes fois écrit à leur ancienne patronne, lui demandant de s’intéresser à leur malheureux sort et de leur venir en aide.

Mme Bal n’était, certes, pas prodigue ; mais il était rare qu’elle laissât sans réponses les demandes qu’on lui adressait.

Dans les premiers jours du mois de mars, Mme Berr vint rendre visite à son amie Mme Pagès, locataire d’une des masures du terrain vague de Montreuil. Une femme qu’elle ne connaissait pas se trouvait là. C’était une voisine, tour à tour tireuse de cartes et somnambule, connue sous le pseudonyme de Catherine la Niaise, mais se nommant en réalité Catherine Bouillon, âgée de vingt-cinq ans, originaire de Bourbonne-les-Bains, dans la Haute-Marne. La conversation s’engagea et tout naturellement, les deux femmes en vinrent à parler de Mme Bal :

— Si vous n’avez pas à vous en plaindre, dit Mme Berr, en vérité, je ne puis en dire autant. Je me trouve actuellement très gênée, à la suite de grosses pertes d’argent que je viens de faire. J’ai demandé à Mme Bal de me consentir un prêt, elle m’a sèchement refusé. C’est une vieille avare qui, riche comme elle est, mériterait d’être dépouillée de tout ce qu’elle possède.

— Une vieille femme, riche, seule, peut-être un peu superstitieuse ? Où donc habite-t-elle ? demanda indifféremment Catherine Bouillon.

En quelques mots, elle fut au courant de la situation de fortune et des habitudes de Mme Bal. Quand Catherine la Niaise rentra dans sa roulotte, elle en savait plus qu’il ne lui en fallait. Tout de suite elle avait pensé à tirer profit de l’histoire que le hasard venait de lui révéler, et quand son amant, un jeune homme de vingt-quatre ans, Célestin-Nicolas Pierson, dit « le beau Nicolas », vint la rejoindre, elle s’empressa de lui parler de la vieille rentière de la rue de Turenne.

Il y avait peut-être là une affaire magnifique à étudier. Pierson, le lendemain matin, conta la chose à son camarade, Jules Morrot, dit « Julot » âgé de vingt-quatre ans, et on décida séance tenante de tenter quelque chose.

Première Expédition

Il fallait agir avec beaucoup de prudence, la ruse étant préférable à la violence. C’est dans cet état d’esprit que Catherine Bouillon s’en vint, une semaine plus tard, trouver Mme Berr, pour lui demander de l’introduire chez Mme Bal. Elle était convaincue que les mystères de l’au-delà ne laisseraient pas la vieille rentière indifférente, et elle se faisait fort de l’intéresser.

Mme Berr — dont la complicité a paru tellement évidente au juge d’instruction, qu’il na pas hésité ordonner son arrestation — rendit le service qu’on lui demandait. À plusieurs reprises, la somnambule vint rue de Turenne, où elle restait parfois un après-midi entier. Cependant, comme cette petite comédie ne pouvait se prolonger indéfiniment, et qu’il fallait en finir, on décida une première tentative et on résolut de voler l’octogénaire. Catherine la Niaise se présenta donc comme d’habitude, chez Mme Bal suivie de Pierson et Morrot, prêts à intervenir au cas où les choses tourneraient mal. Elle commença la séance par une invocation aux esprits. À un moment donné, la somnambule obtint que la vieille rentière plaçât devant elle, sur une table, tout l’or, les bijoux et l’argenterie qu’elle possédait. L’esprit voulait qu’il en fût ainsi, pour se manifester complètement.

Mme Bal enveloppa elle-même les objets demandés dans un tablier, mais, quant au bout d’un quart d’heure de signes cabalistiques, l’octogénaire entendit la somnambule lui ordonner d’aller immédiatement faire brûler un cierge à l’église voisine, elle trouva que l’esprit devenait trop exigeant, et, au risque de s’attirer ses foudres, refusa net.

Voilà comment échoua cette première tentative de vol ; si elle eût abouti, Mme Bal avait au moins la vie sauve. Tout se trouvait donc alors à recommencer, mais les trois complices ne renoncèrent pas à leur projet.

Les Révélations de Tardivel

En effet, le mois n’était pas écoulé qu’une seconde expédition était décidée. Celle-là devait réussir. On connaît maintenant dans ses moindres détails la scène qui se déroula dans la soirée du 23 mars, nous n’y reviendrons donc pas. Les recherches furent longues, extrêmement difficiles, peut-être même n’auraient-elles jamais abouti, si un personnage, qui n’a rien à voir dans cette affaire et auquel personne ne pensait, un nommé Tardivel dit « Gueule brûlée », actuellement détenu sous l’inculpation de vol de titres commis au préjudice des époux Meriaux, de Charenton, ne s’était laissé aller à certaines confidences.

Ces indications, soigneusement recueillies, mirent les inspecteurs de la sûreté sur la trace des assassins. Une surveillance fut établie jour et nuit autour de la roulotte habitée par Catherine Bouillon, et l’on apprit ainsi que, peu de temps après le crime, son amant, le beau Nicolas, avait éprouvé le besoin d’aller faire un voyage d’agrément à Limoges, où il ne séjournait d’ailleurs que peu de temps. Des inspecteurs s’attachèrent à ses pas, et le virent s’aboucher avec un recéleur très connu à Montmartre sous les vocables familiers de père Anthelme ou de vieux Gustave. C’était là un premier et précieux indice, car M. Hamard savait à quoi s’en tenir sur les moyens d’existence de ce recéleur, de son vrai nom Gustave Gay, âgé de quarante-six ans, originaire de Belley, dans l’Ain. Pendant près de quinze jours, Gustave Gay et Célestin Pierson demeurèrent inséparables. Un soir qu’ils étaient attablés dans l’arrière-boutique d’un débit de vin, les agents virent le père Anthelme remettre à son jeune compagnon une enveloppe en lui disant :

— Tu as ton compte, cette fois. Si tu as besoin de moi, tu sais où me trouver.

Il se leva et il partit.

Il avait à peine fait cent mètres qu’il était arrêté et conduit au quai des Orfèvres. M. Hamard, chef de la sûreté, le pressa de questions et finit par faire avouer au recéleur qu’il avait en effet commis une faute en achetant des brillants dessertis au petit Julot, le camarade de Pierson.

Une fois entré dans la voie des aveux, il donna des détails :

— Julot et Nicolas, dit-il, vinrent me trouver le 23 mars, vers huit heures du soir, c’est-à-dire deux heures à peine après leur départ de la rue Turenne. En deux mots, ils me mirent au courant de l’affaire et me livrèrent deux brillants qu’ils avaient déjà dessertis. C’étaient ceux qu’ils avaient arrachés aux oreilles de Mme Bal.

Cette déclaration à peine recueillie, on arrêtait à son tour Catherine Bouillon. Quant à Célestin Pierson et à Jules Morrot, ils étaient déjà au dépôt et avaient été arrêtés antérieurement, le premier pour tentative de meurtre sur une ancienne maîtresse ; le second pour escroquerie. C’est ce qui explique qu’ayant déjà subi le premier interrogatoire d’identité, ils n’aient été amenés ni l’un ni l’autre, hier, dans le cabinet de M. Leydet.

Les diamants négociés par le père Anthelme ne furent pas longs à être retrouvés. Après être passés par les mains de plusieurs marchands achetant au poids de l’or, ils avaient été vendus à un bijoutier pour 1,500 francs.

Dans la soirée d’hier, M. Leydet a définitivement signé un ordre d’écrou contre la femme Berr dont la complicité était restée jusqu’alors imparfaitement démontrée, ce qui porte à quatre le nombre des inculpés qui auront répondre du crime commis sur la personne de Mme Bal.

[Le Petit Parisien, n° 10 075, 29 mai 1904.]

Bertillon : assassinat de la Veuve Bal, 32 rue de Turenne

Assassinat de la Veuve Bal. La salle à manger. 25 mars 1904.

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Bertillon : assassinat de la Veuve Bal, 32 rue de Turenne

Assassinat de la Veuve Bal. “Projection sur un plan vertical”. 25 mars 1904.

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En juin 1905, cinq accusés comparaissent aux assises de la Seine. Ils y sont traduits pour vols qualifiés et non pour assassinat, le crime n’ayant pu être médicalement établi. Le médecin légiste qui a réalisé l’autopsie, le docteur Socquet, n’a pas réussi à déterminer la cause de la mort. Le jury est cependant certain que la Veuve Bal n’est pas morte de peur, mais qu’elle a été étouffée par les cambrioleurs. À l’audience, les accusés opposent des dénégations fermes, accusant l’indicateur Tardivel d’être un imposteur. Célestin-Nicolas Pierson nie toute participation, mais une demoiselle Godiveau, croisée dans l’escalier de la rue de Turenne, l’a formellement reconnu. En outre, Tardivel dit avoir prêté une pince monseigneur rouillée à Pierson, emballée dans un Petit Parisien. Ce journal, froissé et tâché de rouille, a été retrouvé par les inspecteurs dans l’appartement de la Veuve Bal. Les traces de rouilles correspondent parfaitement à la pince monseigneur. Malgrè cela, Pierson ne fera que répéter à l’audience : “Je suis innocent”. Le système de défense de Morrot n’est guère plus élaboré : “Je n’ai rien fait, je ne sais rien”.

Pierson, Morrot et Gay. “Le Petit Parisien”, n° 10075

Le verdict sera sévère pour Célestin-Nicolas Pierson (24 ans) et Jules Morrot (23 ans) : le bagne à perpétuité. Victor Pagès (47 ans), vu comme stratège, est condamné à 5 ans de prison, tout comme le recéleur Anthelme Gay (46 ans). Marie Beer (51 ans), qui avait fourni de précieuses informations aux voleurs et introduit Catherine la Niaise auprès de la veuve, est acquittée.

LES TRIBUNAUX

LE CRIME DE LA RUE DE TURENNE

Les débats de ce procès ont pris fin hier, dans la soirée. Après un énergique réquisitoire de M. l’avocat général Lecherbonnier, réclamant un sérieux châtiment pour Pierson et Morrot, qu’il considère comme les assassins véritables de la malheureuse veuve Bal, Maîtres Moro-Giaffieri, René Brieux, Léon Prieur, Bergoughoux et Henri Chevallier ont présenté la défense des accusés. Après une courte délibération du jury, ceux-ci ont été condamnés :

Célestin Pierson et Jules Morrot, dit Julot, l’un et l’autre aux travaux forcés à perpétuité ; le forain Victor Pagès et le négociateur des bijoux volés s’en tirent chacun avec cinq années de réclusion.

Seule la femme Beer, épouse Pierson, a bénéficié d’un acquittement.

Un incident assez violent s’est produit à l’issue de l’audience. Pierson, furieux de la sentence prononcée contre lui, a grossièrement injurié le président des assises, le menaçant de lui régler son compte lorsqu’il se serait évadé de la Guyane.

Pendant ce temps, une femme, une maîtresse de Pierson, sans doute, invectivait un des témoins et était mise sur le champ en état d’arrestation.

C’est au milieu d’un indescriptible brouhaha que les condamnés ont quitté la salle.

[Le Petit Parisien, n° 10 457, 15 juin 1905.]

Catherine Bouillon, alias “Catherine la Niaise”, la cartomancienne, a disparu après avoir été laissée en liberté provisoire par le juge d’instruction le 6 juin 1904.

Position estimée

  • 1. Le 6 janvier 2014,
    samantdi

    C'est autre chose que "Crimes" de Morandini ou "Faites entrer l'accusé" de Delahousse, ce reportage-là !

    (Les photos sont impressionnantes...)