Prisonnier allemand, 1918

Prisonnier allemand travaillant à la ferme, 1918

“Prisonnier boche” au travail, armé de son aiguillon. 1918.

Version haute définition : 2751 x 2000 pixels.

Pour suppléer à la pénurie d’ouvriers agricoles, des prisonniers allemands sont affectés aux travaux des champs.

LES PRISONNIERS TRAVAILLENT À LA FERME

II arrive que la vie d’un petit village ou même d’une métairie résume en elle toute celle de la France d’aujourd’hui. C’est le cas d’une ferme berrichonne, visitée à la fin de cet été. À côté de la grande maison des métayers où j’entrai et où l’aïeul me reçut, habitaient dans une maisonnette des réfugiés belges dont les enfants jouaient avec ceux de la ferme, en gardant les chèvres.

À mon arrivée, je vis un caporal de R. A. T. [Réserve de l’Armée Territoriale] à table avec un jeune permissionnaire retour du front, très gai, dans une capote bleu horizon. Autour d’eux, des hommes qui travaillaient à la batteuse, deux Belges de 70, des vieux, des jeunes de la classe 17 et l’engraîneur. Les femmes actives, bras et cou nus, servaient le repas de midi.

— Nous avons à faire les repas chaque jour pour quarante-cinq personnes, me dit la femme du permissionnaire. Je la regardai et je retrouvai ces yeux mélancoliques et beaux que j’ai souvent admirés chez ces filles de la Brenne, ce pays de plaines ondulées et grises, où le soleil, comme en Bretagne semble toujours voilé, à part quand il sombre parmi d’étranges flamboiements, dans l’eau morte des étangs immobiles. C’est le pays de Rollinat, celui qu’a célébré souvent George Sand. En été, les blés donnent plus de gaieté à ce paysage — et ce jour-là, à table, les conversations s’émaillaient de sourires.

Les hommes se versaient le petit vin blanc des vignobles locaux. On écoutait le récit de quelques épisodes héroïques des trois journées de Carency d’où arrivait le permissionnaire. Il parlait à voix très haute, plus haut qu’il n’est coutume de le faire pour des interlocuteurs attentifs et muets. J’en compris la raison en sortant.

Dans la cour, deux tables attirèrent mon attention. À l’une, deux territoriaux déjeunaient, tandis qu’un troisième surveillait l’autre table appuyé sur son fusil, la baïonnette au canon.

À celle-là, dix prisonniers allemands, — la moitié d’une équipe, — s’alignaient. Car une équipe de prisonniers compte vingt hommes, mais l’employeur a le droit de la diviser pour les besoins du travail à condition de les réunir, le soir, dans un même cantonnement.

À mon approche, les prisonniers se levèrent et, comme j’examinais leur repas, j’en fus surpris.

Certes, ils pouvaient le trouver « sehr gût » et « sehr schon » ! Il comprenait, en septembre 1915, chez un simple paysan : du poisson frit, de l’oie aux navets, des pommes de terre au lard et une bouteille de vin pour quatre.

Je manifestai mon étonnement à la fermière :

— J’admets qu’on soit humain, lui dis-je, mais il me semble que ce repas est bien copieux et bien soigné pour des prisonniers. Croyez-vous que les nôtres jouissent de si bons repas ?

— C’est par économie, me répondit-elle simplement, et elle se retira. Elle revint un instant après, apportant le règlement militaire qui fixe la nourriture des prisonniers employés aux travaux agricoles comme suit :

PAR JOUR

  • 200 grammes de viande, les jours de travail.
  • 125 grammes, les jours de repos.
  • 850 grammes de pain.
  • 1 kilo de légumes.
  • 7 grammes de café.
  • 8 grammes de sucre.
  • Graisse et beurre nécessaires.
  • Eau bouillie, si l’eau du pays n’est pas saine.

— Eh bien, m’écriai-je, en quoi vous oblige-t-on à donner du poisson et de l’oie ?

— Je dois donner de la viande. Le boucher le plus proche est à sept kilomètres d’ici. Nous n’avons pas le temps d’aller à la ville en ce moment. Le poisson n’a rien coûté puisqu’il a été pêche dans l’étang, hier soir, après la journée finie. Quant à l’oie, il en court bien deux cents dans la ferme. Ça se nourrit tout seul. Le lard vient des cochons tués l’hiver dernier. Nous récoltons les pommes de terre. Le pain se fait ici. Nous n’avons rien acheté. Le dimanche seulement, nous mangeons de la viande de boucherie, car en semaine, on a trop souvent besoin du cheval et de la carriole. Si les prisonniers mangent de la dinde, de l’oie ou du canard, c’est qu’il m’est impossible d’acheter de la viande. D’ailleurs, puisqu’ils doivent travailler, il faut bien les nourrir !

Je regarde le feldwebel allemand. Il s’appelle W… Sch… Avant la guerre, il était contremaître dans un établissement d’automobiles à Paris. Il a rejoint son corps, fin juillet, et a été fait prisonnier en décembre 1914.

Il est grand, vigoureux, les traits réguliers et beaux, les yeux bleus et froids. Son costume de toile est d’une irréprochable propreté. On le sent volontaire et calme, et il répond à mes questions avec une grande politesse.

— Vous traite-t-on bien ici ? êtes-vous content ?

— Nous sommes bien ; nous sommes contents.

— Je voudrais bien que nos prisonniers soient aussi bien traités chez vous que vous l’êtes chez nous !

— Ils le sont, monsieur, ils le sont. Une de mes parentes vient de m’écrire ; elle a eu des prisonniers près de Dusseldorf : ils sont devenus gras.

— Croyez-vous toujours que l’Allemagne remportera la victoire ?

— Pour l’instant, non. Mais nous ne savons rien ici.

— Alors, qu’est-ce qui vous fait perdre l’espoir ?

— En Allemagne, aussi bien qu’en France, le peuple a marché parce qu’on lui en a donné l’ordre (sic). Nous ne voulions pas la guerre dans le peuple. On nous a attaqués (sic) : il fallait bien se défendre (sic) !

À ce moment, les neuf autres Allemands se mettent à parler. Le feldwebel traduit :

— Ils disent que tout le monde enviait l’Allemagne. Il y a eu une conjuration contre l’Allemagne (sic). Mais nous travaillerons tellement que tous les pays qui ont combattu l’Allemagne seront à nous par notre seul travail (sic).

— En attendant, nous serons vainqueurs !

— C’est bien possible. Depuis que ce soldat en bleu est arrivé, j’en ai l’idée.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il n’a rien dit : il est gai. J’ai beaucoup travaillé dans des ateliers français. Je savais que ni les hommes, ni les femmes ne voulaient la guerre. Vous paraissiez en avoir peur. Ah ! bien ! oui ! tous les soldats qui reviennent du front sont contents. Vous êtes un peuple bien original. En Allemagne, les soldats sont tristes.

— Est-ce que vous préférez être ici ou dans les tranchées ?

— Dans les tranchées !

— Pour tuer des Français ?

— Pour être libres.

Un coup de sifflet strident nous interrompt. C’est l’heure du travail. Les prisonniers partent en tête, puis les deux réfugiés d’Ypres, puis les gens de la ferme et le permissionnaire. Je remarque que personne ne parle aux prisonniers. Une belle jeune fille qui servait à table détourne la tête à leur passage, en murmurant :

— Ils partiront sans avoir vu mes yeux.

Le bruit de la batteuse domine tout. Je regarde et me sens ému : ces prisonniers, ces réfugiés, ces vieux, cet adolescent, ce soldat, travaillent ensemble pour battre le beau blé de France…

— Il n’y a guère de blé, mais il y aura bien autant de paille que l’an dernier, remarque le permissionnaire.

Une femme allaite un enfant au pied de la meule. Il sourit et de ses petites mains potelées presse le sein.

— Il est né dans une cave à Ypres, me dit la femme. Il se porte bien tout de même.

Et j’admire le soleil qui luit sur tout cela.

[Je sais tout, n° 121, “À l’arrière, par un Sous-Préfet”. 15 décembre 1915.]