Place du Château-d’Eau, 1871

Braquehais : place de la République, Paris

Place du Château-d’Eau (place de la République). Paris XIe. 1871.

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Vue de la place du Château-d’Eau (aujourd’hui place de la République), prise du débouché de l’avenue des Amandiers (aujourd’hui avenue de la République). Nous voyons les restes de la barricade du boulevard Voltaire. Au fond, le boulevard du Temple, et les restes de la barricade du théâtre Déjazet. Les immeubles ont depuis été reconstruits à l’identique.

Le jeudi 25 mai 1871, la place du Château-d’Eau a été le théâtre de combats particulièrement intenses. Le journaliste Prosper Lissagaray rapporte cet épisode dans son Histoire de la Commune, ouvrage de référence donnant la vision fédérée des événements :

L’attaque se rapproche de plus en plus du Château-d’Eau. Cette place (aujourd’hui place de la République) aménagée par l’Empire pour arrêter les faubourgs et qui rayonne sur huit larges avenues, n’a pas été véritablement fortifiée. Les Versaillais, maîtres des Folies-Dramatiques (1) et de la rue du Château-d’Eau, l’attaquent en tournant la caserne. Maison par maison, ils arrachent la rue Magnan (2) aux pupilles de la Commune (3). Brunel (4), ayant fait face à l’ennemi pendant quatre jours, tombe, la cuisse traversée. Les pupilles l’emportent sur un brancard, à travers la place du Château-d’Eau.

De la rue Magnan, les Versaillais sont vite dans la caserne. Les fédérés, trop peu nombreux pour défendre ce vaste monument, doivent l’évacuer. La chute de cette position découvre la rue Turbigo. Les Versaillais peuvent dès lors se répandre dans tout le haut du IIIe et cerner le Conservatoire des Arts-et-Métiers. Après une assez longue lutte, les fédérés abandonnent la barricade du Conservatoire, laissant une mitrailleuse chargée. Une femme aussi reste, et quand les soldats sont à portée, décharge la mitraille.

Les barricades du boulevard Voltaire et du Théâtre-Déjazet supportent désormais les feux de la caserne du Prince-Eugène (5), du boulevard Magenta, du boulevard Saint-Martin, de la rue du Temple et de la rue Turbigo. Derrière leurs fragiles abris, les fédérés reçoivent vaillamment cette avalanche. Que de gens l’histoire a consacrés héros qui n’ont jamais montré la centième partie de ce courage simple, sans effet de théâtre, sans témoins, qui surgit en mille endroits pendant ces journées. Sur cette fameuse barricade du Château-d’Eau, clef du boulevard Voltaire, un garçon de dix-huit ans, qui agite un guidon (6), tombe mort. Un autre saisit le guidon, monte sur les pavés, montre le poing à l’ennemi invisible, lui reproche d’avoir tué son père. Vermorel, Theisz, Jaclard, Lisbonne veulent qu’il descende ; il refuse, continue jusqu’à ce qu’une balle le renverse. Il semble que cette barricade fascine une jeune fille de 19 ans, Marie M., habillée en fusilier-marin, rose et charmante, aux cheveux noirs bouclés, s’y bat tout un jour. Une balle au front tue son rêve. Un lieutenant est tué en avant la barricade. Un enfant de 15 ans, Dauteuille, franchit les pavés, va ramasser sous les balles le képi du mort et le rapporte à ses compagnons.

Dans cette bataille des rues, les enfants se montrèrent, comme en rase campagne, aussi grands que les hommes. À une barricade du faubourg du Temple, le plus enragé tireur est un enfant. La barricade prise, tous ses défendeurs sont collés au mur. L’enfant demande trois minutes de répit : « Sa mère demeure en face ; qu’il puisse lui porter sa montre d’argent, afin qu’au moins elle ne perde pas tout. » L’officier, involontairement ému, le laisse partir, croyant bien ne plus le revoir. Trois minutes après, un « Me voilà ! » C’est l’enfant qui saute sur le trottoir, et, lestement, s’adosse au mur près des cadavres de ses camarades fusillés. Immortel Paris tant qu’il y naîtra de ces hommes.

La place du Château-d’Eau est ravagée par un cyclone d’obus et de balles. Des blocs énormes sont projetés ; les lions de la fontaine traversés ou jetés bas ; la vasque qui la surmonte est tordue. Les flammes sortent des maisons. Les arbres n’ont plus de feuilles et leurs branches cassées pendent comme ces membres hachés que soutient un lambeau de chair. Des jardins retournés volent des nuages de poussière. La main de la mort s’abat sur chaque pavé.

À sept heures moins un quart environ, près de la mairie, nous aperçûmes Delescluze, Jourde (7) et une cinquantaine de fédérés marchant dans la direction du Château-d’Eau. Delescluze dans son vêtement ordinaire, chapeau, redingote et pantalon noir, écharpe rouge autour de la ceinture, peu apparente comme il la portait, sans armes, s’appuyant sur une canne. Redoutant quelque panique au Château-d’Eau, nous suivîmes le délégué, l’ami. Quelques-uns de nous s’arrêtèrent à l’église Saint-Ambroise pour prendre des cartouches. Nous rencontrâmes un négociant d’Alsace, venu depuis cinq jours faire le coup de feu contre cette Assemblée qui avait livré son pays ; il s’en retournait la cuisse traversée. Plus loin, Lisbonne blessé que soutenaient Vermorel, Theisz, Jaclard. Vermorel tombe à son tour grièvement frappé ; Theisz et Jaclard le relèvent, l’emportent sur une civière ; Delescluze serre la main du blessé et lui dit quelques mots d’espoir. À cinquante mètres de la barricade, le peu de gardes qui ont suivi Delescluze s’effacent, car les projectiles obscurcissaient l’entrée du boulevard.

Le soleil se couchait, derrière la place. Delescluze, sans regarder s’il était suivi, s’avançait du même pas, le seul être vivant sur la chaussée du boulevard Voltaire. Arrivé à la barricade, il obliqua à gauche et gravit les pavés. Pour la dernière fois, cette face austère, encadrée dans sa courte barbe blanche, nous apparut tournée vers la mort. Subitement, Delescluze disparut. Il venait de tomber foudroyé, sur la place du Château-d’Eau.

Quelques hommes voulurent le relever ; trois sur quatre tombèrent. Il ne fallait plus songer qu’à la barricade, rallier ses rares défenseurs. Johannard, au milieu de la chaussée, élevant son fusil et pleurant de colère, criait aux terrifiés : « Non vous n’êtes pas dignes de défendre la Commune ! » La nuit tomba. Nous revînmes, laissant, abandonné aux outrages d’un adversaire sans respect de la mort, le corps de notre pauvre ami.

Il n’avait prévenu personne, même ses plus intimes. Silencieux, n’ayant pour confident que sa conscience sévère, Delescluze marcha à la barricade comme les anciens Montagnards allèrent à l’échafaud. La longue journée de sa vie avait épuisé ses forces. Il ne lui restait plus qu’un souffle ; il le donna. Il ne vécut que pour la justice. Ce fut son talent, sa science, l’étoile polaire de sa vie. Il l’appela, il la confessa trente ans à travers l’exil, les prisons, les injures, dédaigneux des persécutions qui brisaient ses os. Jacobin, il tomba avec des socialistes pour la défendre. Ce fut sa récompense de mourir pour elle, les mains libres, au soleil, à son heure, sans être affligé par la vue du bourreau. (En 1870, au mois d’août, à Bruxelles, où l’exil nous avait réunis, il me dit : « Oui, je crois la République prochaine, mais elle tombera entre les mains de la gauche actuelle, puis une réaction s’en suivra. Moi, je mourrai sur une barricade pendant que M. Jules Simon [8] sera ministre. »)

Les Versaillais s’acharnent toute la soirée contre l’entrée du boulevard Voltaire protégée par l’incendie des deux maisons d’angle. Du côté de la Bastille, ils ne dépassent guère la place Royale (9) ; ils entament le XIIe. Abrités par la muraille du quai, ils avaient, dans la journée, pénétré sous le pont d’Austerlitz. Le soir, couverts par leurs canonnières et leurs batteries du Jardin des Plantes, ils arrivent auprès de Mazas (10).

Notre aile droite a mieux tenu. Les Versaillais n’ont pu dépasser la ligne du chemin de fer de l’est. Ils attaquent de loin la rue d’Aubervilliers, aidée par les feux de la Rotonde. Du haut des buttes Chaumont, Ranvier (11) canonne vigoureusement Montmartre, quand une dépêche lui affirme que le drapeau rouge flotte au moulin de la Galette. Ranvier, n’y pouvant croire, refuse de discontinuer son feu.

Le soir, les Versaillais forment devant les fédérés une ligne brisée qui, partant du chemin de fer de l’est, passant au Château-d’Eau et près de la Bastille, aboutit au chemin de fer de Lyon. Il ne reste à la Commune que deux arrondissements intacts, les XIXe et XXe, et la moitié environ des XIe et XIIe.

Le Paris qu’a fait Versailles n’a plus face civilisée : « C’est une folie furieuse, écrit le Siècle du 26 au matin. On ne distingue plus l’innocent du coupable. La suspicion est dans tous les yeux. Les dénonciations abondent. La vie des citoyens ne pèse pas plus qu’un cheveu. Pour un oui, pour un non, arrêté, fusillé. » Les soupiraux des caves sont murés par ordre de l’armée, qui veut accréditer la légende des pétroleuses. Les gardes nationaux de l’ordre sortent de leurs trous, orgueilleux du brassard, s’offrent aux officiers, fouillent les maisons, revendiquent l’honneur de présider aux fusillades. Dans le Xe arrondissement, l’ancien maire Dubail (12) , assisté du commandant du 109e bataillon, guide les soldats à la chasse de ses anciens administrés. Grâce aux brassardiers, le flot des prisonniers grossit tellement qu’il faut centraliser le carnage afin d’y suffire. On pousse les victimes dans les cours des mairies, des casernes, des édifices publics, où siègent des prévôtés, et on les fusille par masses. Si la fusillade ne suffit pas, la mitrailleuse fauche. Tous ne meurent pas du coup et, la nuit, il sort de ces monceaux des agonies désespérées.

Ce n’est pas assez d’achever les blessés de la bataille des rues. Le Versaillais va chercher les blessés hors Paris qui sont aux ambulances. Il y en a une au séminaire Saint-Sulpice, dirigée par le docteur Faneau, très peu sympathique à la Commune ; le drapeau de Genève l’abrite. Un officier arrive « Y a-t-il ici des fédérés ? » « Oui, dit le docteur, mais ce sont des blessés que j’ai depuis longtemps. » « Vous êtes l’ami de ces coquins », dit l’officier. Faneau est fusillé ; plusieurs fédérés sont égorgés dans l’ambulance même. Plus tard, l’honnête officier prétexta d’un coup de feu tiré par ces blessés. Les fusilleurs de l’ordre ont rarement le courage de leurs crimes.

L’ombre ramène la clarté d’incendies. Où les rayons du soleil faisaient des nuages noirs, d’éclatants brasiers réapparaissent. Le Grenier d’Abondance (13) illumine la Seine bien au-delà des fortifications. La colonne de Juillet, transpercée par les obus qui ont enflammé son vêtement de couronnes desséchées et de drapeaux, flambe en torche fumeuse ; le boulevard Voltaire s’enflamme du côté du Château-d’Eau.

La mort de Delescluze avait été si simple et si rapide qu’elle fut mise en doute même à la mairie du XIe, où l’on avait transporté Vermorel. Quelques-uns de ses collègues l’entourent. Ferré l’embrasse, et Vermorel lui dit : « Vous voyez que la minorité sait se faire tuer pour la cause révolutionnaire. » Vers minuit, quelques membres de la Commune décident d’évacuer la mairie. Quoi ! toujours fuir devant le plomb ! La Bastille est-elle prise ? Le boulevard Voltaire ne tient-il pas encore ? Toute la stratégie du Comité de salut public, tout son plan de bataille est donc de se replier ! À deux heures du matin, quand on cherche un membre de la Commune pour soutenir la barricade du Château-d’Eau, il n’y a plus que Gambon endormi dans un coin. Un officier le réveille et s’excuse. Le vieux républicain répond : « Autant vaut que ce soit moi qu’un autre ; moi j’ai vécu » et il part. Mais les balles ont fait désert le boulevard Voltaire jusqu’à l’église Saint-Ambroise. La barricade de Delescluze est abandonnée.

[Prosper-Olivier Lissagaray (1838-1901). Histoire de la commune de 1871. E. Dentu, Paris, 1896.]

Notes

1. Le théâtre des Folies-Dramatiques se trouvait au 40, rue de Bondy, aujourd’hui rue René Boulanger.

2. Aujourd’hui rue Magnan.

3. Les Pupilles de la Commune, bataillon de la Garde nationale formé d’enfants de toutes origines, dont beaucoup d’orphelins, engagés volontairement et encadrés par des adultes. Une seule rue, la rue Magnan, semble avoir été défendue uniquement par des enfants. Enfants et adolescents ont participé à la défense d’une quinzaine de rues. Deux autres bataillons étaient composés d’adolescents, les Vengeurs de Flourens et les Défenseurs de la République, dits également les Turcos de la Commune.

4. Paul Brunel (1830-1904), membre du Conseil de la Commune, délégué à la Guerre.

5. Ancien nom de la caserne Vérines, place de la République.

6. Petit drapeau, souvent triangulaire. Fanion.

7. Louis Delescluze (1809-1871), membre du Conseil de la Commune, délégué à la Guerre, et membre du Comité de salut public. François Jourde (1843-1893), membre du Conseil de la Commune, délégué aux finances.

8. Jules Simon (1814-1896). Ministre de l’Instruction publique du Gouvernement provisoire de la Défense nationale du 4 septembre 1870 au 12 janvier 1871, reconduit à ce poste dans les gouvernements suivants jusqu’au 17 avril 1873.

9. Aujourd’hui place des Vosges.

10. Prison Mazas, située en face de la gare de Lyon, démolie en 1898.

11. Gabriel Ranvier (1828-1879), membre du Conseil de la Commune et membre du Comité de salut public.

12. René Dubail (1813-1891), avocat. Maire du Xe du 7 novembre 1870 au 24 mai 1873. Chevalier de la Légion d’honneur (17 mars 1879).

13. Entrepôts de farine, huile et vin situés sur le bassin de la Villette.

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