Zoniers d’Ivry, 1913

Enfants de la zone vivant dans des roulottes, 1913

Janvier 1913. Enfants de la zone vivant dans des roulottes.

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Dans Le Petit Parisien du 7 octobre 1894 :

Les petis zoniers.

Ils sont tout un peuple divisé en tribus multiples qui campent aux entrées de la grande ville. Autant de portes, autant de groupes de zoniers de toutes catégories, petits débitants, artisans chétifs, teneurs de jeux de boule, robinsons de Paris ou d’ailleurs, installés avec leurs familles en de primitifs baraquements.

La zone des servitudes qui fait suite au fossé de l’enceinte est leur domaine. La loi du 3 avril 1841 et le règlement du 10 août 1853 ne permettent pas aux propriétaires de ces terrains d’y construire des habitations, mais le génie militaire, qui en a la surveillance, tolère les minuscules cabanes, couvertes de carton bitumé, qu’on y voit, frêles demeures entourées d’un jardinet à la haie mal jointe où viennent s’abriter, pour un loyer de quelques francs, des colonies de prolétaires.

On pense si la vie, en dehors des limites de l’octroi, est facile à ces Parisiens de la zone. Ils sont les propriétaires des habitations qu’ils se sont construites et ne payent qu’une mince redevance annuelle aux propriétaires du terrain qu’ils occupent. Un dimanche un peu ensoleillé leur assure un gain qui les fait vivre toute une semaine. Les plus habiles se ménagent des économies qui leur permettront bientôt de franchir les premiers échelons de la vie sociale et de transporter leurs pénates en de confortables maisons de pierre dans les faubourgs.

Pourquoi faut-il que ces gagne-petit auxquels sourit la fortune soient maintenant troublés dans leur rêve de bien-être et que de gros orages menacent d’anéantir tout le fruit de leur labeur ? Depuis des années, ils vivaient tranquilles, se sachant tolérés. Mais les voici devenus l’objet d’une surveillance sévère. On invoque contre leur existence même la lettre des règlements.

On expulse les petits zoniers. Des agents surviennent qui dressent des procès-verbaux de contravention « pour construction indûment élevée dans la zone des servitudes ». Le Conseil de préfecture, saisi de l’affaire, a condamné les zoniers, et, à coups de hache, les cabanes sont renversées dans le jardinet ravagé où pleurent les femmes et les enfants.

Ces scènes désolées se sont produites à Gentilly, la semaine dernière. On assure qu’elles vont se continuer et que des expulsions s’effectueront sur tout le périmètre de Paris. Quelques zoniers tiennent bon ; ils ont adressé un recours au Conseil d’État et même invoqué l’intervention du Président de la République. Mais c’est au nom de la loi, de l’inexorable loi, que les rigueurs sont déchaînées. Le génie militaire désire que la place soit nette devant ses glacis ; il a encore la superstition de cette enceinte fortifiée devenue inutile et fatalement condamnée à disparaître.

Pauvres petits zoniers, que vont-ils devenir, eux et leurs nombreuses familles, si la presse ne prend pas en main leur cause et ne s’efforce pas d’attendrir leurs persécuteurs ?

J’ai voulu voir de mes yeux leur détresse ; elle est navrante. Cinq cahutes ont été déjà éventrées ça n’a pas été long de jeter bas leurs poutres mal jointes. En quelques minutes, devant le peuple amassé et murmurant, les nippes intimes des petits zoniers se sont trouvées répandues sur le sol dénudé. Il y a eu un certain déploiement de forces policières. Mais les soldats du génie, de piquet derrière leur bastion, n’ont pas été appelés. On a bien fait. Il ne faut pas trop associer l’armée à de tels spectacles.

Dans une des cahutes, le capitaine qui commandait l’exécution a aperçu cinq petits garçons, atterrés de leur sort, entourant leur mère toute en larmes. Il s’est attendri. Il a dit aux hommes :

— C’est assez comme ça ; allons-nous-en.

Dans la même cahute, avec un mioche de cinq mois, un chat et un chien, je l’ai retrouvée hier, cette mère de famille. Elle est encore là dans son enclos anéanti, faisant cuire sous le ciel gris le repas de la famille. Elle m’a raconté son histoire :

— Mon mari est charron. Il vient de louer avenue d’Italie, un atelier où il a repris son travail et où il a placé les lits de trois de mes garçons. Il travaillait autrefois pour des loueurs. Lorsque nous avons trouvé ce terrain, pour la location duquel nous payons deux cents francs, nous pensions avoir fait une bonne affaire. On avait mis de côté peu d’argent, et tous nos dimanches nous les passions à construire et à arranger notre cabane. On aurait moins de loyer et ce sera gentil, se disait-on. Mon mari gagnait ici six francs par jour. Il faisait des réparations et trouvait des clients sur le marché qui se tient trois fois par semaine devant notre porte.

« Nous sommes sept et chaque jour il faut acheter deux pains de quatre livres. Nous voici bien à plaindre. Il faudra vendre à vil prix toutes ces palissades ; c’est triste à dire. Quand on nous a démolis, il y avait déjà des milliers de personnes qui regardaient faire avec le commissaire de police, les gendarmes et même le garde champêtre. On aurait pu croire que nous étions des criminels. Nous n’avons cependant fait de mal ni de tort à personne ! »

Plus loin, des ouvriers sont occupés à reconstruire une des cabanes démolies, près d’un jeu de boule où déjà les parties ont repris sans souci des défenses du génie

Un marchand de vins qui a juché une vaste enseigne « Au Peuplier, Maison Cadiche », sur sa baraque de deux mètres, ne croit pas que le génie recommencera les exécutions :

— Ils disaient qu’ils allaient tout raser, qu’il n’en resterait plus un dans la zone. Des foucades de ce genre leur prennent tous les quatre on cinq ans. C’est une lubie. Le capitaine est un bon enfant. Il a laissé entendre que les expulsés pouvaient revenir, si cela leur plaisait.

Un petit bossu, mercier de son état, a profité de l’expulsion pour louer l’emplacement d’une des cabanes détruites :

— Je m’établis zonier au bon moment, s’écria-t-il, les loyers sont pour rien. J’avais un logis à Malakoff. Mais on n’est pas indépendant dans la maison des autres. J’ai trouvé à acheter une voiture sur quatre roues ; cela m’a coûté cinquante francs. Me voici maître chez moi !

Et il me montre triomphalement son véhicule. « Avec ça, on s’en va quand on veut. Et plus de loyer à payer au proprio. Pendant cinq ans déjà j’ai vécu en caravane. Vous ne vous figurez pas combien on est heureux dans ces maisons roulantes. »

Il est content, le petit bossu ; il met des éclats de rire et de gais propos dans l’effroi des autres zoniers.

Espérons que les officiers du génie ne renouvelleront pas les expulsions. L’effet qu’elles produisent est déplorable. Chacun sait que sur d’autres points de la zone de hautes habitations ont été élevées et que, grâce à des protections spéciales, nul n’a gêné les constructeurs.

Qu’on ne se montre donc pas plus sévère pour les petits, dont les cahutes ne résisteraient pas à un coup d’épaule !

Pontarmé.